Le pressoir mystique, une représentation osée de la Passion du Christ
A Louveciennes, une toile vient d’être restaurée illustrant le pressoir mystique ; c’est l’occasion de découvrir l’origine et toute la signification de ce thème qui évoque la Passion du Christ où vin et sang sont mêlés.
L’église Saint-Martin-Saint-Blaise de Louveciennes (XIIIe-XIXe siècles) vient d’accueillir le retour d’une statue et de six tableaux qui ont fait l’objet d’une restauration. L’une des toiles illustre le thème iconographique du Pressoir mystique, apparu dans l’art chrétien au XIVe siècle. Ce thème a connu une grande fortune jusqu’au XVIIe siècle. Il s’agit d’une représentation montrant le Christ foulant des grappes de raisin dans un pressoir, dont jaillit du vin ; Jésus est lui-même écrasé sous le poids de la croix, et des blessures que son corps a subies lors de la Passion, coule son sang qui se mêle au vin. Le sens de cette image est de montrer que le sacrifice sanglant de Jésus produit un aliment de vie – le liquide régénérateur du sang et du vin, assimilés l’un à l’autre.
Sources bibliques
Cette image du Pressoir mystique s’inspire de trois textes principaux – deux passages du Livre d’Isaïe et un de l’Apocalypse. On trouve en effet dans Isaïe (63, 2-3) ce dialogue :
« Mais pourquoi ces habits écarlates, ce vêtement de fouleur au pressoir ? À la cuve, j’étais seul à fouler : personne de mon peuple avec moi ! Et je les ai foulés dans ma colère, je les ai piétinés dans ma fureur. Leur sang a giclé sur mes vêtements… » ;
puis cette évocation du Serviteur souffrant :
« Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé » (53, 5).
Dans l’Apocalypse (19,13-15), le cavalier blanc, victorieux, est à la tête des armées célestes vêtues de lin fin, d’un blanc pur et montées sur des chevaux blancs. Il est revêtu d’un manteau trempé de sang, et on lui donne ce nom : « le Verbe de Dieu ». « De sa bouche sort un glaive acéré, pour en frapper les nations ; lui-même les conduira avec un sceptre de fer, lui-même foulera la cuve du vin de la fureur, la colère de Dieu, Souverain de l’univers ». À chaque fois, dans le cadre du pressoir, le vin se mêle au sang, tandis que le texte souligne la solitude, la fureur et la souffrance du fouleur, lui-même broyé, ainsi que la responsabilité des pécheurs dans son sacrifice.
On peut ajouter à ces textes deux citations des Psaumes : « En toi est la source de vie » (Ps 35,10) et « Comme soupire un cerf altéré cherche l’eau vive, ainsi mon âme te cherche, toi, mon Dieu » (Ps 42,2), qui expriment la soif d’un breuvage vivifiant. Dans l’Évangile selon saint Jean, le Christ déclare : « Si vous ne mangez ma chair, si vous ne buvez mon sang, vous n’aurez pas la vie en vous. » (Jn 6,53-56) – le thème du sang vivifiant est ici lié à celui de l’eucharistie. Et le Christ dit encore : « Je suis la vraie vigne et mon père est le vigneron » (Jn XV, 1). Enfin, un texte du Livre des Nombres (13,18-25) montre Caleb et Josué rapportant de Canaan une grappe suspendue à une perche. Rapprochant ce texte de celui d’Isaïe (63, 2-3), les Pères de l’Église, notamment saint Augustin, ont vu en Jésus la grappe du raisin de la Terre promise qui a été mise sous le pressoir. L’idée d’une source de vie éternelle a ainsi, au terme de plusieurs siècles et de dévotion, pris la forme du Pressoir mystique.
Représentations avant le XIVe siècle
Une des principales préfigurations de ce thème se rencontre dans une célèbre miniature de l’Hortus Deliciarium (le « Jardin des Délices ») de l’abbesse alsacienne Herrade de Landsberg, datant de la fin du XIIe siècle. Jésus y foule le raisin, debout dans la cuve d’un pressoir dont la vis est actionnée par un jeune diacre. En haut se font face la société cléricale, guidée par le pape et un évêque, et la société laïque, menée par un roi, toutes deux apportant corbeilles et paniers de raisin. En bas, saint Pierre, saint Paul et saint Étienne (considéré comme le premier martyr chrétien), représentant l’Église apostolique, déversent des corbeilles de raisin dans la cuve du pressoir. À gauche, le Christ accueille dans le cercle des croyants un lépreux guéri ; à droite, Énoch et Élie prêchent aux païens et aux Juifs. Tout autour de la scène, on voit huit anges en buste. Le commentaire explicatif inscrit en haut à gauche et à droite du cercle, fait référence aux vignerons homicides du Nouveau Testament : « Dieu a planté la vigne quand il a créé la nature humaine. Il l’a entourée d’un mur (c’est-à-dire la garde des anges). Il y a établi un pressoir, l’Église, en laquelle sont assemblés les fruits de la justice et de la sainteté ». Les cultivateurs de la vigne sont les prêtres et les docteurs. Ainsi l’Église est le pressoir dont le Christ, foulant aux pieds le raisin, n’est pas encore la victime.
Au XIIIe siècle, les franciscains font évoluer la conception du sacrifice qui donne au sang une importance primordiale dans la dévotion. Saint Bonaventure écrit : « Le Christ, pressé sur la croix comme une grappe dans le pressoir, répandit par ses blessures la liqueur de son corps, qui guérit toutes les maladies. » On voit en même temps s’amplifier le culte des reliquaires censés contenir des gouttes de sang du Christ, tel le flacon de cristal d’époque fatimide conservé dans le trésor de la basilique Saint-Marc à Venise où il était offert à la vénération des fidèles le Vendredi saint, au moins à partir de 1283. Et c’est en 1263 qu’un grand miracle se serait produit à Bolsena, au nord de Rome : un prêtre qui célébrait la messe aurait vu saigner l’hostie et ensanglanter le corporal[1]. Le pape Urbain IV constata officiellement le miracle et en tira argument pour promulguer le dogme de la présence réelle du corps du Christ dans l’eucharistie, qui serait solennellement fêtée le jour de la Fête-Dieu.
De manière générale, le développement du culte de l’eucharistie au XIIIe siècle et la multiplication de miracles d’hosties ensanglantées ont contribué à l’installation du climat dans lequel allait naître l’image du Pressoir mystique : dévotion au Christ souffrant et aux instruments de la Passion, développement d’une piété doloriste exacerbée par les crises de la sensibilité collective liées à la Peste noire, au Grand Schisme et aux « calamités » des XIVe et XVe siècles.
Apogée
Les XVe et XVIe siècles, et le début du XVIIe siècle voient l’apogée de la représentation du Pressoir mystique. Le Christ y est désormais à la fois actif et passif ; le pressoir pèse sur lui comme la croix dans la montée au calvaire. Le sang du Rédempteur gicle et remplit la cuve, se mêlant au vin exprimé des raisins. Ce thème connaît une extraordinaire diffusion, grâce à de nouveaux supports : la gravure – avec deux grands centres de productions au XIVe siècle, Anvers et Paris – ou la céramique. Dans le Beauvaisis du XVIe siècle, les apothicaires font orner leurs pots d’un thème dérivé du Pressoir mystique : le cœur broyé par le pressoir – le Christ apparaissant alors comme un saint guérisseur.
Avec la Réforme, le Pressoir mystique devient un enjeu religieux et idéologique important. Pour les catholiques, le Pressoir met en évidence le rôle fondamental de l’Église dans le salut de l’humanité : le sang du Christ est à la source des sacrements, que seule l’Église peut dispenser : la propagande ecclésiastique, renforcée par le concile de Trente, est ici évidente.
Cécile Coutin
Mars 2022
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[1] Linge consacré, de forme rectangulaire, que le prêtre étend sur l’autel au début de la messe pour y déposer le calice et la patène.