La nativité de Chartres : un admirable conte de Noël

© Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Mariusz Hermanowicz ; Anna Guillen

Cette Nativité pose, de prime abord, trois questions

• Quel “mystère” révèle cette mangeoire ?
• Les animaux parlent-ils la nuit de Noël ?
• Qui est le personnage, décapité, qui se penche vers Marie ?

Deux versets seulement nous “racontent” la naissance de Jésus dans le Nouveau Testament :

“Or pendant qu’ils étaient là (Bethléem), le temps où Marie devait enfanter fut accompli.

Et elle mit au monde son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire ” (Lc2,6-7)

Nous identifions facilement Marie, allongée sur un lit. Elle dégage son oreille droite dans un geste d’écoute. La représenter en jeune accouchée contredit les hérésies qui affirmaient soit que Jésus ne peut être Dieu puisqu’il est né d’une femme, soit que, s’il est Dieu, il ne peut être fils de Marie et qu’il n’a été qu’adopté par elle. Le bas-relief confirme ce que Saint Paul avait écrit dans l’épître aux Galates : “quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils né d’une femme…” (Gal4,4)

Quel “mystère” révèle cette mangeoire ?

Une mangeoire est une auge, un bac qui reçoit la nourriture. Pour éveiller notre attention, Luc répète trois fois le mot mangeoire dans son chapitre 2 (v.7, 12 et 16). La mangeoire est même l’une des composantes du “signe” donné aux bergers pour trouver Jésus : “un enfant emmailloté de langes et couché dans une mangeoire ” (Lc2,12).

Une mangeoire-autel

Le corps de Jésus dans la mangeoire annonce son corps eucharistique donné quotidiennement sur les autels de nos églises. “Vous ne le voyez plus dans une mangeoire, mais sur l’autel” écrit St Jean Chrysostome.[i]

Sur notre image comme sur beaucoup d’autres, elle se révèle donc être le lieu prophétique de la présence de Jésus : “Son Corps est devenu Pain pour donner vie à notre mortalité.” [ii]écrit St Ephrem. ” Et, ne l’oublions pas Bethléem, en hébreu ” Beth –léhem“, veut dire la maison du pain.
Paula, disciple de Saint Jérôme, l’une des premières femmes venues en pèlerinage à Bethléem s’était écriée : « Salut à toi Bethléem, maison du pain, où est né ce pain qui descend du ciel » [iii]

 

Le rapprochement mangeoire-autel se fait spontanément chez les Pères de l’Eglise et dans les images jusqu’au XIII^e-XIV^e siècle. Un vitrail un peu antérieur de Chartres (XII^e siècle), fait la même lecture : Jésus est couché sur l’autel et la lampe qui signe sa présence brille au-dessus de lui. Ce vitrail place Jésus au-dessus de Marie, pour souligner sa dignité et sa venue du ciel. “Je suis le pain vivant venu du ciel” (Jn6,51)

 

A partir du XIII^e, les conditions de vie s’améliorent, les villes s’agrandissent, les progrès facilitent les échanges, la société évolue. La douceur, la tendresse, l’humanité se lisent maintenant dans les images. C’est pourquoi le geste de Marie change de l’une à l’autre image. Sur le bas-relief elle dégage, avec grande tendresse, le cou de son enfant.

 

 

 

Les langes emmaillotés

Cet enfant enveloppé de langes, selon la coutume antique, ressemble à une petite momie. Sur le jubé de Chartres, son emmaillotement est trop soigneusement fait pour ne pas nous intriguer. Le verset de Luc :”Marie mit au monde son fils premier-né” renvoie à l’hymne aux Colossiens qui le proclame “premier-né des vivants” et “premier-né d’entre les morts” (Col 1,15 et 1,19). L’Incarnation induit la mort qui est elle-même naissance, enfantement.

C’est pourquoi le nouveau-né est représenté comme un mort et le mort comme un nouveau né dans toutes les premières images chrétiennes. La résurrection de Lazare sur cette image byzantine du XI^e siècle en témoigne. Les mêmes liens précieux, brodés d’or et d’argent, enlacent les deux momies. Les uns à la naissance pour maintenir l’enfant qui vient de naître, les autres pour délier le mort d’une vie mortelle. “Déliez-le” dit Jésus aux gens qui entouraient Lazare (Jn11,44).       

La mangeoire révèle le mystère de l’Incarnation. Saint Ambroise (fin du IV^e) le résume magistralement dans son Commentaire de Luc.

« Il a donc été petit, il a été enfant, pour que vous puissiez vous être homme achevé.

Il est lui enveloppé de langes, pour que vous soyez vous dégagé des liens de la mort, lui dans la mangeoire, pour vous placer sur les autels, lui sur terre, pour que vous soyez parmi les étoiles. »[iv]

 

Les animaux parlent-ils la nuit de Noël ?

D’anciens contes font parler les animaux en cette nuit de Noël

Le bœuf et l’âne ont effectivement beaucoup de choses à nous dire. Le bœuf symbolise le peuple hébreu qui marche droit dans la Loi comme le bœuf marche droit dans le champ pour creuser le sillon où poussera le blé. C’est l’animal des sédentaires. Il est considéré comme pur par la Loi juive. A l’opposé, l’âne est l’animal des nomades étrangers à la loi juive et traités de païens. L’âne est considéré comme impur.

Ils sont attachés à la crèche par des licols brisés accidentellement.

Ils ne sont pas mentionnés par Luc mais leur présence à la crèche est justifiée par ce verset d’Isaïe : ” Le bœuf connaît son maître et l’âne la mangeoire de son maître, mais moi, nul ne me connaît “ (Is1,3).

Toutes les images qui les représentent autour d’une même mangeoire signifient que les deux peuples qu’ils représentent, Juifs et Gentils (païens) sont invités à “connaître “Dieu. En se retrouvant à la même mangeoire ils ne font plus qu’un peuple en Christ.

“Il a voulu, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix et les réconcilier avec Dieu, tous les deux en un seul corps…il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin et la paix à ceux qui étaient proches. “(Eph2,15-16)

La nuit de Noël les animaux nous parlent bien de paix, d’unité, de faim rassasiée tandis que les anges chantent :

“Gloire à Dieu au plus haut des cieux

Et paix sur terre aux hommes ses bien-aimés.”(Lc 2,14)

Aucune crèche aujourd’hui ne se passerait d’un âne et d’un bœuf.

Qui est le personnage sans tête qui se penche vers Marie ?

Autant les réponses données aux deux premières questions sont classiques, autant il est difficile d’en donner une pour la dernière. La tête de ce personnage a été cassée puis perdue lors de la démolition du jubé. Il tombait en ruine et le Concile de Trente avait demandé la suppression de tous les jubés qui empêchaient les fidèles de suivre la liturgie de la messe.

S’il s’agissait d’un homme, ce ne pourrait être que Joseph. Or, aux XII^e et XIII^e siècle Joseph est presque toujours représenté assis, la main sous le menton en signe de perplexité. Il n’y a guère de raison que ce soit lui.

Salomé ou Anastasie ?

S’il s’agit d’une femme, elle pourrait être l’une des sages-femmes très souvent représentées en train de laver l’enfant qui vient de naître. Après une lecture attentive de la remarquable étude de Jacques Poucet, j’ai acquis la certitude que c’était la bonne piste.

Deux évangiles apocryphes des II^e et VII^e siècles[v] parlent de deux “sages-femmes” appelées par Joseph pour venir aider Marie à accoucher. Il leur aurait dit que l’enfant qu’elle portait était conçu de l’Esprit-Saint. Elles arrivent, mais trop tard, et ne peuvent que constater la naissance de l’enfant à qui elles donnent son premier bain.

 

La première croit qu’une vierge a enfanté ; l’autre dénommée Salomé, refuse de croire que Marie est vierge et demande à vérifier. Ce faisant sa main se dessèche complètement. Un ange du Seigneur lui dit de toucher l’enfant, ou un bord de son lange – selon les versions- pour que sa main revive. Ce qu’elle fait. Salomé se met alors à croire à l’incarnation, en Marie toujours vierge, du fils de Dieu.

Une tradition, que représente Giotto dans le bas de cette fresque, rapporte que l’une des deux femmes n’a que des moignons de main. Le contact avec Jésus les transforme en mains capables de s’occuper de l’enfant.

Autre exemple avec la plaque d’ivoire de la chaire de Maximien, évêque de Ravenne où Salomé montre à Marie, une main paralysée qui guérira de la même façon.

Au XII^e siècle, il n’y a plus qu’une femme auprès de Marie dans les légendes et les chansons de geste. Elle est habituellement appelée Anastasie. Anastasie n’a pas de mains.

Serait-ce elle qui serait représentée, sur le bas relief de Chartres, tenant de la main gauche, déjà retrouvée, un bord du lange de l’enfant ? Sa main droite est en train de renaître. On la voit se dessiner, prendre forme sous le lange qui aurait permis le miracle. Prodigieux artiste capable de rendre visible cette main droite sous le lange, dans la pierre ! La femme semble présenter ce lange en témoignage de sa guérison.

Que ce soit Salomé ou Anastasie, la femme du retable témoigne, ici, de sa foi en Jésus homme et Dieu, en Jésus Sauveur, le miracle accréditant sa parole.

Elle affirme aussi sa confiance en Marie envers qui la ferveur est immense ici à Chartres. La grande cathédrale abrite en effet la Sainte tunique de Marie que les pèlerins viennent vénérer en foule.

Anastasie veut dire Résurrection. Sa fête était célébrée le 25 décembre en Occident. “Noël annonce Pâques et les deux fêtes ne peuvent exister l’une sans l’autre [vi]” (Benoît XVI).

 

Qui a pu élaborer une théologie aussi riche que complexe ?

Au Moyen Age, on circule beaucoup entre les villes, les monastères, les lieux de pèlerinage, les universités…On ne connaît pas l’imprimerie mais on échange des manuscrits, des images dont le langage est universellement compris même s’il est très élaboré. Les croisés rapportent d’Orient quantité d’objets sacrés, de manuscrits, de reliques…

Tous les programmes architecturaux, iconographiques sont conçus par les chanoines réunis autour de l’évêque, avec les théologiens de la fameuse Ecole de Chartres. Ils sont formés à lire la Bible selon les “Quatre sens de l’Ecriture” qui font s’élever le lecteur d’une lecture littérale, anecdotique, au niveau spirituel ; c’est la lecture que nous avons tenté de faire ici.

La représentation d’un Jeu liturgique

Les Jeux liturgiques, joués au cours de la liturgie au début du Moyen-Age, sont aussi des sources d’inspiration pour les artisans : nous sentons, derrière la magnifique mise en scène de cette Nativité, l’influence de ces jeux qui rendaient vivante et présente la Parole de Dieu. Sur le drapé souple de la tenture du fond du bas-relief (souvent évoquée dans les jeux liturgiques) se détachent très clairement les silhouettes de Marie allongée sur un lit relevé et d’Anastasie qui guérit et rend grâce en présentant le linge témoin (celui-ci est complètement séparé de la tenture du fond, ce que ne laisse pas bien voir la photo.). Leurs gestes, souples et harmonieux, sont faits pour être vus d’un peu loin. Aurait-on attaché à la crèche l’âne et le bœuf pour suivre les Apocryphes ou pour qu’ils ne partent pas pendant le déroulement du Jeu liturgique ? Cette mise en scène très soignée semble bien avoir sa source dans un Jeu liturgique de Noël.

 

Conclusion

Nous avons sous les yeux un véritable conte de Noël dans lequel s’entremêlent Bible et légendes, quotidien et merveilleux ! Ce chef d’œuvre de l’art médiéval, à la charnière de l’art roman et de l’art gothique, est aujourd’hui soigneusement emballé dans l’attente de l’ouverture, en 2022-2023 par les Monuments Historiques, d’un musée lapidaire dans la chapelle Saint-Piat.

L’œuvre est animée d’un souffle qui la transfigure. Ces deux femmes tournées avec tant de grâce vers le nouveau-né nous révèlent le mystère de l’Incarnation.

Mais qui est vraiment Anastasie ? Peut-être représente-elle chacun de nous dans sa quête de Dieu, avec ses maladresses et ses souffrances ? Elle est aussi chacun de nous dans l’émerveillement de sa rencontre avec Celui qui naît en lui pour le guérir et lui donner Vie.

 

Catherine de Salaberry, Noël 2021

 

Photos wikimedia commons et pour la copie du Vésinet : photos Salaberry

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Bibliographie générale

• Anastasie, la « fille sans mains », une actualisation du motif des « sages-femmes de la nativité » par Jacques Poucet Membre de l’Académie royale de Belgique Professeur émérite de l’Université de Louvain
• Anastasie et les sages-femmes de la Nativité (ucl.ac.be)
• Le proto-évangile de Jacques vers 200 avant J-X (chapitres 17-20)
• L’évangile du Pseudo- Matthieu (VII ^e chapitre 13 et 14).

 

[i] Homélies sur la Première lettre aux Corinthiens, 24, 4 ; PO 61, 204-205.

[ii]  Saint Ephrem Hymne sur la Nativité III,9

[iii] JEROME Epître 108,10 (Oraison funèbre de Paula)

[iv] Ambroise de Milan, sur Luc, 2,41

[v] Voir Bibliographie générale

[vi] Audience générale 5 janvier 2011