Entrer dans le temps de la passion avec le retable de Guernes
L’église du village de Guernes, près de Mantes, est à l’écart des routes, elle est peu connue alors qu’elle est un écrin pour un retable magnifique.
Cette église bâtie en 1520 sur un site chrétien depuis le XIIe siècle, a dû être détruite en 1948 à la suite de l’effondrement de son clocher en 1924. Rebâtie en 1954 grâce à la détermination de l’abbé Drouet, elle recèle un bel ensemble de vitraux modernes, un chemin de croix original et surtout un retable de 1530 qui a pu être sauvé et conservé.
Un retable du XIVème siècle
Ce remarquable chef d’œuvre de style flamand proviendrait soit d’ateliers anversois, soit d’une école rouennaise du premier tiers du XVIe siècle[1].
Il s’organise en sept panneaux mettant en scène 83 personnages et retrace le drame de la passion et la résurrection, tout en exprimant la douleur du Fils de Dieu fait homme avec retenue et intériorité.
Entrons dans la contemplation du Christ offrant sa vie à travers cette œuvre photographiée ici par Xavier Guenez, artiste photographe de notre diocèse.
« Lorsque Jésus eut terminé tout ce discours, il s’adressa à ses disciples : « Vous savez que la Pâque a lieu dans deux jours, et que le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié. ». Alors les grands prêtres et les anciens du peuple se réunirent dans le palais du grand prêtre, qui s’appelait Caïphe ; ils tinrent conseil pour arrêter Jésus par ruse et le faire mourir. Mais ils se disaient : « Pas en pleine fête, afin qu’il n’y ait pas de troubles dans le peuple. » Mt 26[2]
Judas
Choqué par la réaction de Jésus alors qu’une femme était venue oindre ses pieds de parfum, Judas perdit confiance et décida de livrer Jésus :
« Alors, l’un des Douze, nommé Judas Iscariote, se rendit chez les grands prêtres et leur dit : « Que voulez-vous me donner, si je vous le livre ? » Ils lui remirent trente pièces d’argent. Et depuis, Judas cherchait une occasion favorable pour le livrer. » Mt, 26, 14-16
Dans ce panneau du retable, le chef des prêtres porte une mitre d’évêque, il semble compter sur ses doigts. La discussion va bon train, on voit un personnage qui lève la main au second plan pour prendre la parole. A droite, un personnage tient une pièce entre ses doigts. Les mouvements des mains rendent la scène très vivante.
La scène du baiser de Judas est très réaliste : on voit l’oreille que Jésus tient dans la main, Pierre a le bras levé, il a perdu l‘épée mais tient le fourreau dans l’autre main. Judas embrasse Jésus tout en tenant fermement sa bourse. Les armes derrière Jésus forment déjà une croix.
La multiplicité des personnages crée une atmosphère agitée.
Le chemin de croix
Après le baiser de Judas, le retable élude la comparution devant Caïphe et Hérode, le troisième panneau évoque Jésus sur le chemin de croix rencontrant celle que la tradition a appelé Véronique. Alors que Jésus ploie sous le poids de la croix, il est aidé par Simon de Cyrène :
« Comme ils l’emmenaient, ils prirent un certain Simon de Cyrène, qui revenait des champs, et ils le chargèrent de la croix pour qu’il la porte derrière Jésus. Le peuple, en grande foule, le suivait, ainsi que des femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur Jésus. » Luc, 23
Celui-ci est vêtu selon la coutume du XVIe siècle invitant le spectateur de l’époque à s’identifier à lui.
Cet élément compile plusieurs scènes : les soldats romains aggravent le supplice de Jésus, l’un le tirant avec une corde, l’autre le fouettant, tandis que « les têtes des six personnages masculins dominent le portement de croix et semblent traduire l’hostilité de la foule. »[3]
Néanmoins, l’expression de Jésus est grave lorsqu’il rencontre cette femme qui, dans sa compassion, s’agenouille devant lui pour le soulager. Il est majestueux et non défiguré, portant une couronne d’épines dorées qui suggère comme dans l’évangile qu’il est maître de la situation :
« Voici pourquoi le Père m’aime : parce que je donne ma vie, pour la recevoir de nouveau. Nul ne peut me l’enlever : je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, j’ai aussi le pouvoir de la recevoir de nouveau : voilà le commandement que j’ai reçu de mon Père. » Jn 10
Les regards
Nous pouvons contempler l’intense échange des regards afin d’entrer dans cette intimité avec Jésus bafoué.
Au centre du retable, le Christ crucifié domine la scène[4], beaucoup de personnages avec un effet de perspective donnent une impression de brouhaha et de foule. Le crucifié est exactement au-dessus de l’autel, au centre et en hauteur.
Ce retable relate l’histoire, médite la passion et s’inscrit dans l’action liturgique qui se déroule à l’autel lorsqu’est célébrée l’eucharistie. Il nous rappelle que la messe est le sacrifice du Christ offert pour notre salut, et que le pain partagé est son corps ressuscité.
Au pied de la croix se trouve Marie-Madeleine, de dos, les cheveux lâchés et les mains tendues vers Jésus
Celle-ci apparaît dans les premières représentations chrétiennes au tombeau le matin de Pâques, elle est vénérée comme « l’apôtre des apôtres » selon la formule d’Hyppolite de Rome vers 250, celle qui annonce la résurrection.
Puis, « pour les premiers pères de l’Eglise, Marie n’est pas un sujet individualisé de leur réflexion théologique mais l’objet d’un enseignement catéchétique du salut. A de rares exceptions près, les Pères latins ont confondu en une seule personne Marie de Magdala, Marie de Béthanie et la pécheresse pardonnée. »[5]
Dans deux homélies prononcées au début de son pontificat, au VIe siècle, le pape Grégoire, force le texte évangélique et place définitivement sous le nom de Marie-Madeleine les trois femmes citées dans le Nouveau testament. « Celle qui fut témoin et messagère du mystère pascal est montrée comme une femme de mauvaise vie devenue pénitente (…) car il voyait dans l’itinéraire de sa vie les étapes de la conversion. » [6]
« Marie, celle dont nous parlons, peut ici comparaître en témoin de la miséricorde divine », saint Grégoire (Homélie XXV, vendredi de Pâques, 591)
Les femmes
Relayée par le dominicain Jacques de Voragine dans la Légende Dorée, cette présentation de Marie-Madeleine s’impose dans l’art occidental : « Elle avait si complètement livré son corps à la volupté qu’on ne la connaissait plus que sous le nom de la Pécheresse » et « Madeleine eut aussi l’honneur d’assister à la mort de Jésus au pied de la croix » et « c’est elle qui oignit le corps de Jésus après sa mort. »
Marie-Madeleine au pied de la croix représente l’humanité pécheresse repentie et avide de recevoir les grâces de salut du Christ. La position même de son corps rappelle la coupe qui recueille le sang du Sauveur.
Au premier plan de ce panneau, une scène nous saisit par sa beauté : la sainte Vierge, les mains jointes, est soutenue délicatement par saint Jean à qui Jésus la confie « Fils voici ta mère ». A sa gauche, les deux autres femmes peuvent être celles qu’indique l’évangile de Matthieu : « Il y avait là de nombreuses femmes qui observaient de loin. Elles avaient suivi Jésus depuis la Galilée pour le servir. Parmi elles se trouvaient Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée. »
Les disputes
Elles ont une attitude digne alors qu’à droite se déroule une scène bruyante et violente : deux hommes se disputent le manteau rouge du Christ dans un réalisme extraordinaire : « l’un debout devait brandir un gourdin. L’autre, un genou à terre, semble tenir un poignard dans sa main droite. Il maintient son adversaire par les cheveux. Le troisième, un œil déjà poché par un coup, tire sur le col du deuxième, lui déchirant son vêtement et accapare la fameuse tunique de la main gauche. Tous trois montrent déjà leurs pommettes tuméfiées… »[7]
Les hommes se disputent pour le manteau, qui n’est pas la tunique. « Ceci est symbolique. Nous, les hommes, nous pouvons diviser l’Eglise dans ce qu’elle a d’humain, de visible, mais pas son unité profonde qui s’identifie avec l’Esprit Saint. C’est ce que nous professons dans le Credo « je crois en l’Eglise, Une Sainte, catholique et apostolique. »[8]
La tunique sans couture du Christ est tirée au sort, Saint Cyprien explique que la tunique tissée « de haut en bas » signifie que « l’unité apportée par le Christ vient d’en haut, du Père céleste, et ne peut par conséquent être divisée par celui qui la reçoit, mais doit être accueillie intégralement »[9]. Cette scène nous conduit à prier pour devenir artisan d’unité, pour apprendre à recevoir cette unité et non se l’approprier.
Sur la partie droite du retable, une scène extraordinaire a retenu notre attention : la mise au tombeau avec Joseph d’Arimathie poignant d’attention et de gravité.
L’onction de Béthanie
Au premier plan, Marie-Madeleine renouvelle le geste de l’onction de Béthanie :
Or, Marie avait pris une livre d’un parfum très pur et de très grande valeur ; elle versa le parfum sur les pieds de Jésus, qu’elle essuya avec ses cheveux Jn 12, 3
Ici, elle essuie avec ses cheveux, non plus les pieds mais les mains de Jésus blessé, dans une attitude d’amour et de compassion.
On se souvient de la parole de Jésus :
« Laisse-la ! Il fallait qu’elle garde ce parfum pour le jour de mon ensevelissement. » Jn 12, 7
Derrière, Marie se tient les bras croisés sur la poitrine à côté de Jean dont l’expression est poignante de tristesse, dans une proximité touchante.
La résurrection
Enfin, le dernier panneau du retable présente la résurrection : Jésus enjambe le tombeau entre les gardes endormis. Curieusement, il y a des témoins à cette scène : on voit à droite de Jésus, un ange, peut être celui qui annoncera la nouvelle aux femmes, au matin de Pâques.
L’iconographie chrétienne cherche comment représenter ce que personne n’a vu la nuit de Pâques. Aussi, les premières images ne montrent que les femmes découvrant le tombeau vide et l’ange assis sur la pierre.
Au Moyen-Age se répand l’image dans laquelle Jésus enjambe le tombeau qui l’enfermait en tenant une croix victorieuse souvent ornée d’une oriflamme. « La résurrection du Christ n’est autre chose que son triomphe sur le prince de la mort, et c’est l’aboutissement de l’œuvre de la Rédemption. »[10]
Dans le retable, la figure du Christ est présentée de face : « l’impression dominante est celle de ce Christ majestueux et dynamique dont le sculpteur a voulu faire, pour les chrétiens, conformément aux saintes écritures, le vainqueur éclatant de la mort. » [11]
Puisse la contemplation de cette œuvre accompagner notre prière en ces jours saints et fortifier notre foi en la résurrection du Christ
[1] d’après le passionnant travail de Jean-Paul Landrevie : « Notre Dame de Guernes…un écrin méconnu » à paraître.
[2] Traduction Liturgique
[3] D’après le travail déjà cite de Jean-Pierre Landrevie
[4] volé, il a été remplacé en 2014
[5] Mireille Vincent-Cassy, historienne médiéviste, maître de conférence honoraire de l’Université Paris VII, dans Biblia nov-dec 2011, « Le cas Marie-Madeleine »
[6] ibid
[7] d’après le travail de Jean-Paul Landrevie
[8] père Raneiro Cantalamessa, célébration de la Passion, 2008
[9] Saint Cyprien, De unitate Ecclesiae, 7
[10] André Grabar, essai sur les plus anciennes représentations de la résurrection du Christ, 1980
[11] Jean-Pierre Landrevie
Nathalie Lockhart
Crédit photo : Xavier Guenez