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Noël : les chemins de l’Espérance avec le retable de la chapelle Sainte-Anne de Sandrancourt


Au cœur de Sandrancourt, hameau logé dans une boucle de la Seine, non loin de Vétheuil, une petite chapelle blanche est l’écrin d’un retable naïf remarquable, daté de la fin du XVIIe siècle et récemment restauré. En effet, Ce n’est pas seulement une Adoration des bergers que l’on peut contempler ici mais aussi une Visitation et une Fuite en Égypte, toutes deux logées dans les petits panneaux inférieurs latéraux.

Une Adoration des bergers de plus” pensera-t-on en découvrant l’ouvrage composite qui surplombe l’autel. Or, ce modeste retable de campagne offre un nouveau chemin pour méditer l’Incarnation du Christ au moment de Noël ; la lecture du retable dans son intégralité invite ainsi à relire les mystères de l’Enfance du Christ, fils de l’Homme qui « n’a pas où reposer sa tête  » (Mt 8,20).

Quand Marie révèle le Christ…

Bien sûr, la scène centrale, par sa taille, attire immédiatement le regard : conformément à une tradition bien établie, l’annonce faite aux bergers figure en arrière-plan. La scène est simplement esquissée, mais on identifie facilement le récit de Luc (2,8-9) : « Dans la même région, il y avait des bergers qui vivaient dehors et passaient la nuit dans les champs pour garder leurs troupeaux. L’ange du Seigneur se présenta devant eux, et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa lumière. Ils furent saisis d’une grande crainte ».

La stupeur des pastoureaux se dissipe bien vite car le récit se poursuit dans la scène centrale, riche de détails : pas moins de dix personnages se pressent autour de la Sainte Famille, dans un luxe de couleurs et d’expressions gestuelles contrastées : des bergers à la simple chemise blanche et une femme du peuple coiffée d’un bonnet désignent l’Enfant-Dieu, cependant qu’au premier plan, s’agenouille un homme, chapeau bas, dont les vêtements, taillés dans une riche étoffe verte, sont typiques de la mode du XVIIe siècle[2].

Un pasteur, de sa chandelle, cherche à éclairer maladroitement Celui qui est Lumière du monde (Jn 1,9)[3] ; c’est la Vierge Marie qui le dévoile en adoptant un geste bien codé dans la peinture : elle retire le lange de l’Enfant pour le montrer à l’assistance. Ce faisant, elle révèle bien plus qu’un tout-petit : Dieu qui s’incarne et rejoint l’humanité. Les trouées lumineuses dans les sombres nuées du ciel où apparaissent les créatures célestes sous la forme d’angelots, dont certains semblent esquisser un pas de danse, attestent elles aussi que le Ciel s’est ouvert et que désormais il s’ouvrira à tous : le signe de l’Agneau lié aux pieds de Jésus annonce le sacrifice de la Croix qui sauve le monde. Ainsi, au centre de la composition, une ligne verticale lumineuse désigne le mouvement de la kénose[4] du Christ : la Lumière du monde s’incarne dans un enfant qui connaîtra la mort la plus infamante qui soit, le supplice de la croix.

Une figure, à l’arrière du groupe, attire notre attention : qui est cette mère portant son enfant sur le bras en l’enveloppant de sa tendresse ? Vient-elle contempler la Mère par excellence ? Ou bien faire contraste par sa seule maternité humaine, avec le Mystère vécu en Marie, Mère de Dieu ?

Celle-ci, au lieu de garder son tout-petit contre elle, s’en est écartée et l’adore à genoux ; elle le donne à l’humanité, représentée ici par quelques bergers. Elle accepte par avance tout ce qui la séparera de son fils : son escapade à douze ans au Temple, les tribulations des trois années de sa vie publique sur les routes, la Croix et jusqu’à la Mise au tombeau… Son visage est grave, son regard perdu en hors-champ, presque énigmatique. Ses yeux voient plus loin que la scène présente et, dans un nouveau Fiat, la main de la Vierge se referme sur un invisible glaive de douleur..

 

Quand Dieu vient rejoindre les routes de l’humanité…

Les spirituels de la fin du Moyen Âge aimaient à méditer sur les fatigues du Christ en cette vie, et pas seulement sur le passage où le Christ s’arrête au puits de Jacob (Jn 4,6), « fatigué par la marche[5] ». Ils scrutaient Marie portant Jésus dans son sein, quand « elle se rend en hâte vers la région montagneuse » où elle retrouve sa cousine Élisabeth. C’est dans le même esprit qu’on méditait le voyage de la Sainte Famille de Galilée à Bethléem (Lc 2,4), lors du recensement ordonné par César Auguste. L’on évoquait ensuite le premier voyage du nourrisson forcé de quitter Bethléem pour l’Égypte afin d’éviter la fureur meurtrière du roi Hérode (Mt 2,13-14). Ces trois scènes sont précisément celles qui figurent dans le retable de Sandrancourt. On ne s’y trompe pas : le style du tableau principal qui cherche un peu maladroitement l’expressivité – mouvements dépourvus de souplesse, hypertrophie des mains de certains personnages, jeux de lumière violents – contraste avec les deux panneaux plus tardifs, d’une autre main plus délicate.

Dans le panneau de gauche[6] illustrant la Visitation, Élisabeth s’agenouille devant celle en qui elle reconnaît «  la mère de [son] Seigneur » (Lc 1,43). Au terme de la route parcourue par la jeune Marie, cette scène représente bien plus qu’une pause marquée par la sérénité. Les regards des deux femmes échangent un muet dialogue où nous pouvons relire les premiers mots de l’Ave Maria et le Magnificat, louange alternée dans un tressaillement d’allégresse auquel participent les deux petits dans le sein de leur mère. Le tableau évoque silencieusement l’action de grâces au Tout-Puissant qui réalise des merveilles.

Dans la Fuite en Égypte, à droite, le paysage présente les mêmes caractéristiques ; cette fois, la rivière qui balise le décor esquisse le chemin parcouru par les personnages, la route franchie depuis Bethléem, esquissée en fond de paysage. Ainsi composé, le tableau suggère que la Sainte Famille va disparaître à nos yeux. Tout en veillant sur Marie et Jésus, Joseph mène un âne rétif. D’un mouvement de tête, il signale qu’il voudrait faire marche arrière et éviter l’épreuve du voyage en Égypte. Mais le pas de Joseph est sûr, déterminé. Comme plus tard, celui de Jésus quand, après avoir annoncé deux fois sa Passion, il prend « résolument le chemin de Jérusalem[7] » (Lc 9,51) et marche vers la Croix. Le mouvement de l’œuvre nous interdit de franchir un pas supplémentaire avec la Sainte Famille. Or, tout est déjà écrit et l’œuvre générale du retable rappelle que dans le Mystère de Noël se lit tout entier le Mystère de la Croix. La Bonne nouvelle annoncée par les anges est grande : ce n’est pas un simple enfant qui vient réchauffer nos cœurs en la nuit de Noël, mais le Sauveur du monde qui ouvre le chemin de notre Espérance, en empruntant des voies inédites pour conduire l’humanité au salut.

 

Marie-Christine Gomez Géraud (Noël 2024)

Photos Marie Christine Gomez Géraud et P. Alain Eschermann

A noter

samedi 1er février 2025 à 18h00, inauguration et bénédiction du retable restauré par la mairie. Le retable a été remis en place en octobre 2023. Le panneau central n’a certainement pas été réalisé pour la chapelle où il se trouve, ce qu’atteste le cartouche portant l’inscription « Notre-Dame de consolation » et les panneaux inférieurs latéraux sont d’une autre main. Pour une information technique sur la restauration de cet objet et une description détaillée, nous renvoyons à l’article suivant, signé par Pamina Weité

[2] L’homme en vert se distingue nettement des autres personnages par sa qualité sociale. S’agirait-il du donateur du tableau ? Il est impossible de l’affirmer.

[3] Rien ici de la virtuosité de La Tour, célèbre par ses clairs-obscurs. Voir l’Adoration des bergers, toile conservée au Louvre : https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/georges-de-la-tour_l-adoration-des-bergers_huile-sur-toile

[4] Le mot vient du terme grec kenosis, qui signifie « se dépouiller intégralement » et est utilisé pour désigner l’abaissement du Christ dans l’Incarnation. Voir La Lettre aux Philippiens 2,6.

[5] Le verbe kopiaō n’est pas un hapax dans le Nouveau testament,  mais c’est le seul endroit où il s’applique exclusivement au Christ. Il suggère plus que la fatigue, un état d’épuisement.

[6] On note l’influence de la peinture italienne (colonnade en perspective), mais aussi de la peinture flamande (paysage arboré au fond duquel on aperçoit des moulins). Il n’y a évidemment ici aucun réalisme qui chercherait à reproduire les paysages de la Palestine, ce qui apparaît encore plus étrange dans la Fuite en Égypte. On ne voit nulle trace de désert au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais des lieux écartés, solitaires (sans aucune autre figure humaine que la Sainte Famille), ce qui correspond bien à la définition du « désert » au XVIIe siècle.

[7] Les traductions actuelles affaiblissent un peu le texte grec. Littéralement, il dit : « Jésus affermit sa face » ou « durcit sa face ».