La Passion dépouillée : le chemin de croix de Notre-Dame de Guernes
Une méditation sur la Passion du Christ en suivant les stations du chemin de croix contemporain de l’église de Guernes
Au fond d’une boucle de la Seine, une modeste église en béton armé : telle est Notre-Dame de Guernes. En 1924, après l’effondrement du clocher, il fallut en fermer les portes. Le curé de la paroisse, l’abbé Grouet, usa ses forces sans compter pour la construction de la nouvelle église consacrée le 10 janvier 1954. Le promeneur n’imagine pas, en voyant sa simple façade, quels chefs-d’œuvre se cachent à l’intérieur. Le retable de la Passion (XVIes.) éclipse par sa magnificence deux œuvres du XXe siècle : un ensemble de soixante vitraux conçus par Maurice Rocher et exécutés par la maison Dégusseau (1953) dont une vingtaine représente des sanctuaires mariaux français, ainsi qu’un chemin de Croix (1953) offert par le sculpteur Ernest Gabard. Aujourd’hui en attente d’une restauration suscitée par l’association « Chrétiens du Vexin » qui collecte des fonds dans ce but, cette œuvre, déjà marquée des stigmates du temps, fait revivre la montée du Christ au Golgotha suivant des canons esthétiques originaux.
Qui dites-vous que je suis ? (Mt 16,15)
Ces quatorze panneaux de plâtre, reproduisant l’original conservé à Notre-Dame de Pau, surprennent à plus d’un titre : pour saisir le visage du Christ, Ernest Gabard a retenu dans certaines scènes le modèle hérité de la Contre-Réforme[1]. Cependant, pour d’autres stations, il renouvelle la représentation : Jésus est alors dépouillé de la couronne d’épines ; traits et détails s’estompent, suscitant ainsi surprise et perplexité. L’homme des douleurs, qui est-il ? Cette incertitude invite à aller à sa rencontre, à scruter le mystère.
Le choix de l’emplacement de l’œuvre favorise une contemplation au ralenti. À hauteur du regard, les panneaux sont posés de part et d’autre des portiques de béton armé qui divisent l’espace de la nef. Habituellement les stations se succèdent sur les murs de la nef et on peut balayer des yeux plusieurs scènes qui se suivent. Mais ici, pour accompagner le Christ au calvaire, le fidèle suit un parcours sinueux autour des portiques, au cours duquel son attention se concentre sur l’espace étroit de l’arche, lieu du face-à-face avec le Christ souffrant.
Pas à pas, progressivement, se vit l’expérience de la rencontre. Une première image surprend celui qui vient méditer : la scène, émergeant de la paroi de l’arche, est d’abord perçue de profil. Dans un second temps seulement, les yeux s’arrêtent sur le tableau saisi en frontalité.
Ernest Gabard[2] a pris le parti de la simplicité : aucun détail superflu, aucune touche sacrifiant au réalisme pittoresque ou historique[3] ne viennent distraire l’attention. Visages et mains paraissent flotter dans l’espace dénudé des tableaux pour traduire en métonymies expressives la force des actes des protagonistes, tels que les narrent les évangiles : le doigt du grand prêtre accuse ; les mains de Pilate trempent dans un bassin d’eau claire ; le roseau comme un sceptre dérisoire repose entre les mains – ici invisibles – du roi couronné d’épines ; d’autres mains anonymes portent l’imprécation et déjà se saisissent du Fils de l’homme pour l’emmener au supplice.
Le vide, l’ellipse, favorisent l’émergence de l’émotion tout en laissant intacte la pauvreté de l’esprit humain devant celui qui se révéla, en cette heure, « scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes » (1 Co 1,23). Le choix d’une représentation partielle projette le regard au-delà d’une simple remémoration des scènes de la Passion : c’est au plus profond de l’abîme, là où ont disparu toutes les certitudes, que le spectateur peut entrer en communion avec le Christ qui s’est « abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2,8). Plus au profond encore, au-delà de la douleur du Dieu fait homme, « familier de la souffrance » (Is 53,3), gît ce mystère incompréhensible à toute chair : la mort du Christ pour le salut du monde.
De l’esquisse au relief
Les quatorze panneaux jouent subtilement sur la définition des traits des personnages[4] : l’artiste souligne les reliefs ou dilue les détails jusqu’à l’abstraction pour orienter les yeux vers l’essence de la scène. Ainsi à la quatrième station, lorsque Jésus rencontre sa mère.
Le visage de Marie, comme lissé par la souffrance, apparaît en partie et comme en estompe ; elle relève son voile sur son menton, tandis qu’une vue de profil accuse les traits de celui qui « durcit sa face » (Lc 9,51) pour monter à Jérusalem. Son regard reste énigmatique : est-il saisi d’abattement ? Repousse-t-il la tentation de reculer devant ce fardeau trop lourd – l’affliction de la Mater dolorosa ? Pourtant, sa détermination se lit dans l’énergie des mains crispées sur la croix.
À la onzième station, c’est le visage du Christ au second plan qui se dérobe un peu pour accentuer la bouche ouverte dont peut-être un cri s’échappe, tel un silencieux impropère[5]. Au premier plan, le rendu des mains du bourreau, dans une glaçante précision chirurgicale, met en relief le supplice.
Mais une seconde main, hors du cadre, vient saisir la main du Christ et rejoint le monde de celui qui médite. S’agit-il de figurer la compassion du spectateur ? Ou sa participation active à la tragédie qui se joue ? Car le Christ « portait le péché des multitudes et […] intercédait pour les pécheurs » (Is 53,12).
De la ligne au récit
Le travail sur la composition et les lignes qui structurent les panneaux illustre aussi le parti-pris de simplicité. La croix s’impose dans ce dispositif : elle fait corps avec le Christ et traduit, minute après minute, ses émotions. Le simple fond de décor de la vie station devient, dans sa pesanteur, l’acteur du supplice aux stations II et III. Puis on la voit maîtrisée avec volonté (à la station IV), avant d’être pour ainsi dire embrassée lors de la rencontre avec Simon de Cyrène : en écho résonne alors la parole du Christ avant la Pâque : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22,15).
L’art d’Ernest Gabard a consisté à travailler dans un souci parfois minimaliste la répétition de certains épisodes. À cet égard, les panneaux qui évoquent les trois chutes du Christ sur la via Crucis composent un récit pictural où transparaît l’épuisement progressif du condamné.
Après la deuxième chute, pouvait-il tomber plus bas ? Non, et pourtant, quel pénible contraste avec la suivante ! Cette fois, le visage tout entier caresse la poussière du chemin ; les yeux se ferment et le corps disparaît sous le vêtement aux allures de linceul. Mais une main arrache l’homme abattu à la pesanteur, annonçant la suite du supplice, en vue d’un autre relèvement.
Corps voilés : dénouement
Le relèvement : c’est l’espérance de Marie quand elle reçoit le corps de Jésus. Endormi dans la mort, il nous fait face, mais nous sommes aveugles si, dans le grave visage, nous voyons seulement la souffrance d’une mère amputée du « fruit de ses entrailles ». Le geste de ses mains est un Fiat renouvelé. Au-delà de cette évidence, son regard surplombant la scène entrevoit le dessein divin. Elle sait qu’« à moins de renaître d’en-haut, on ne peut voir le royaume de Dieu » (Jn 3,3). Ici, elle voit « d’en haut ». Son corps s’inscrit dans un triangle : la pureté des lignes traduit avec force sa communion au dessein de salut de la Trinité tout entière.
« Aujourd’hui, grand silence sur la terre ; grand silence et ensuite solitude parce que le Roi sommeille. La terre a tremblé et elle s’est apaisée, parce que Dieu s’est endormi dans la chair[6] ». Le linceul va maintenant se fermer sur un visage déjà voilé. C’est la Résurrection qui au matin de Pâques déchirera définitivement le voile pour ouvrir ceux qui croiront à la pleine lumière de la révélation.
Marie-Christine Gomez-Géraud
Carême 2024
Pour visiter l’église (fermée d’ordinaire), contacter M. Landrevie au 06 89 27 78 94
[1] En particulier aux stations I, X, XI et XII. Ici le Christ ressemble à ceux de Zurbaran et Vouet, puis à ceux de Van Dyck et J.-L. David. Le modèle circula beaucoup : les crucifix de dévotion durant tout le xixe siècle s’en inspirent.
[2] Cet artiste sculpteur et aquarelliste (1879-1957) qui a fréquenté l’atelier de Rodin avait son atelier à Pau. Sur E. Gabard, on pourra consulter Jacky Decaunes, Ernest Gabard, un artiste béarnais, Pau, Éditions Cairn, 2012. Certaines de ses œuvres sont reproduites sur le site de la BNF. La Pleureuse donne une bonne idée du style de Gabard à la fin de sa vie. https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b105843827/f2.item.zoom Pour une description complète du Chemin de Croix, voir Jean-Paul Landrevie, Notre-Dame de Guernes… Un écrin méconnu, s. l., n. d., [2e édition 2018], p. 47-53.
[3] Seule concession au réalisme dans l’œuvre : la reproduction de l’écriteau de la croix demandé par Pilate (Jn 19,19-20). La graphie semble avoir été imitée du Titulus Crucis, relique de la Passion conservée à la basilique Sainte-Croix de Rome. Le modèle en était connu et faisait référence. Dans l’œuvre de Gabard, l’écriture apparaît inversée, ce qui n’étonne guère puisque cette œuvre est une copie de l’original de Notre-Dame de Pau.
[4] La consultation des esquisses préparatoires au crayon de ce Chemin de Croix ne laisse pas deviner comment la sculpture va transfigurer le regard porté sur la Passion. Ici, tout y est défini, appuyé, souligné par de lourds contrastes, détaillé au point de reproduire les marques laissées par le fouet de la flagellation. Voir l’intégralité des ces quatorze esquisses à la pointe sèche sur le site de la BNF :
(https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b10583566m/f1.item.zoom)
[5] Le chant des impropères fait partie de l’office de la Passion et résume, sur le mode du reproche, les bienfaits que Dieu a octroyés à son peuple durant son histoire. Le refrain en est : « Ô mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je contristé ? Réponds-moi ! ».
[6] Homélie ancienne pour le Samedi-Saint.