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Au fond d’une sacristie, une Nativité anonyme dans la collégiale de Mantes


D’anciens panneaux de chêne sculptés au XVIIe siècle pour une chaire de la collégiale Notre-Dame à Mantes-la-Jolie ornent aujourd’hui l’un des murs de la sacristie. On y découvre cinq scènes du mystère de l’Incarnation : l’Annonciation, la Nativité, la Tentation du Christ, la Résurrection et la Pentecôte qui apparaît ici comme le couronnement du plan de salut divin. Focus sur la Nativité

Puisque le temps liturgique nous y invite, prenons le temps de redécouvrir le panneau consacré à la Nativité. Une de plus, dira-t-on ? L’œil pressé ne verra pas davantage. Risquons un examen détaillé. Typique de la Contre-Réforme, ce panneau multiplie les points de vue et les surprises qui ouvrent la voie à une méditation renouvelée du mystère du Dieu fait homme.

 

Multiples regards

D’une manière attendue, le point focal de la scène est Jésus, auréolé de gloire comme Marie. Vers lui se concentre l’attention de tous : sainte Famille et bergers ravis, angelots en fête. Tout est conforme aux canons iconographiques convenus. Mais bien vite, on va constater que certains regards permettent une autre perspective. Au ciel, l’un des anges contemple le Dieu fait petit enfant ; deux autres tournent leurs yeux vers les nuées, rattachant ainsi la scène qui se joue sous nos yeux au plan de salut du Père.

À l’arrière, accoudée à une fenêtre et campée dans un décor champêtre, une femme observe de loin, comme attendrie. Pourtant, que voit-elle depuis cette embrasure ? Les bergers et Marie ne lui apparaissent que de dos ; l’Enfant est caché à ses yeux, mais elle scrute à distance ce qu’elle attend peut-être. Figure de l’espérance, elle semble comblée de joie par ce qu’elle distingue confusément.

Le spectateur, quant à lui, a plus de chance : il saisit l’intégralité de la scène, le Gloria chanté au ciel et repris silencieusement sur la terre dans le sourire serein des personnages. Il comprend que cette Nativité ne célèbre pas seulement la naissance d’un tout-petit sur lequel sa mère jette un tendre regard protecteur, mais l’Incarnation du Très-Haut. De la gravité de l’événement qui conduira à la Croix, d’autres protagonistes vont témoigner, eux aussi.

 

Quand les animaux invitent à un nouveau regard

Les animaux sont toujours bienvenus dans nos crèches. Cette tradition s’est fixée depuis le vie siècle où l’évangile apocryphe du Ps. Matthieu installe l’âne et le bœuf auprès du berceau de Jésus. Ce texte indique clairement que le détail provient d’un verset d’Isaïe : « Le bœuf connaît son propriétaire, et l’âne, la crèche de son maître. Israël ne le connaît pas, mon peuple ne comprend pas  » (Is 1,3) et d’un autre passage, venu d’Habaquq[1]. D’habitude, on les voit eux aussi contempler l’Enfant. Rien de tel ici, où l’âne rétif ne pense qu’au fourrage de sa mangeoire et tourne le dos au Christ nouveau-né. Plus étrange encore, Joseph détache le bœuf pour le faire approcher de Jésus. Pourquoi ce traitement de faveur ? Deux détails originaux attirent encore l’attention : à gauche l’offrande par le berger de deux petites colombes et la présence, aux pieds de Jésus, non de troupeaux de moutons, mais d’un agneau lié pour le sacrifice[2]. Ce motif n’est pas étranger aux Nativités de la Contre-Réforme[3].

La démonstration par l’image est éloquente. Jésus n’est pas un bambin charmant : il vient pour le salut du monde ; il est le Messie que les prophètes ont annoncé, en qui Isaïe reconnaît l’Emmanuel, « Prince-de-la-Paix » (Is 7,6) :

Mais à quel prix ? Isaïe, qui met dans la bouche de Dieu le refus fulminant des sacrifices de béliers et de bœufs (Is 1,11), écrira plus loin les oracles du Serviteur souffrant, « broyé par la souffrance », qui plaît au Seigneur (Is 53,10). Et la lettre aux Hébreux ouvrira le mystère du Dieu fait homme pour que l’homme puisse voir à nouveau la face de Dieu. En effet, le Christ « est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire, en répandant, non pas le sang de boucs et de jeunes taureaux, mais son propre sang. De cette manière, il a obtenu une libération définitive » (He 9,12).

Dans la présence des trois animaux des sacrifices de l’Ancienne alliance – la colombe offerte en rachat du Premier-né de Marie (Lc 2,24)[4], l’agneau ou jeune bélier qui remplaça Isaac en holocauste et le bœuf, lui aussi animal sacrifié dans le Temple (Ex 20,24 ; Lv 9,4) – se dit le dépassement de la Loi, totalement accomplie dans le Christ, Agneau de Dieu. La Croix rend caduques les anciennes prescriptions des sacrifices.

Ainsi, comme le rappelait Édith Stein, carmélite juive morte à Auschwitz en 1942, “la Crèche n’est jamais loin de la Croix. La liturgie de Noël en est le signe : Cette joie de Noël, chacun de nous a pu l’éprouver ; mais le ciel et la terre ne sont pas encore unis. Aujourd’hui encore, l’étoile de Bethléem brille dans une nuit profonde. Déjà au lendemain de Noël, l’Église dépose ses ornements blancs pour revêtir la pourpre du sang et, au quatrième jour, le violet du deuil. Étienne, premier martyr à suivre le Seigneur dans la mort, les Saints Innocents, les nourrissons de Bethléem et de Juda impitoyablement massacrés, font cortège à l’Enfant dans la crèche”[5].

Le Mystère du salut est unique, de la Crèche à la Croix, de la Nativité au Vendredi-Saint, prélude de la gloire du Ressuscité ; c’est ce que prêchait silencieusement ce discret panneau de chaire qui invite à vivre Noël dans sa profondeur théologique.

 

Marie-Christine Gomez-Géraud, Noël 2023

 

 

[1] Lu dans la version de la LXX : « Tu te manifesteras au milieu de deux animaux » (Hb 3,2). Ce détail ne figure pas dans le texte hébreu. Le Pseudo-Matthieu en son chapitre xiv, raconte qu’après deux jours Marie sortit l’enfant de la grotte pour l’amener à la crèche où les deux animaux, ployant leurs genoux, l’adorèrent…

[2] On pense à L’Agneau de Zurbaran (vers 1635), conservé au Musée du Prado.

[3] S. Bethmont a relevé finement la présence d’un même type dans L’Adoration des bergers du même Zurbaran, tableau conservé au Musée de Grenoble. Voir son article électronique : https://www.narthex.fr/reflexions/le-sens-des-images/decryptage-doux-et-humble-agneau-divin

[4] « Ils venaient aussi offrir le sacrifice prescrit par la loi du Seigneur : un couple de tourterelles ou deux petites colombes. » Les bergers apportent parfois des œufs, symbole de la Résurrection à venir, comme dans l’Adoration des bergers de Restout (Cathédrale de Versailles). Le motif de l’offrande des colombes est rare dans les Nativités.

[5] Édith Stein, La Crèche et la Croix, Genève, Ad Solem, 1995.Depuis Vatican II, le 26 et le 29 décembre sont revêtus les ornements rouges. Le violet est une disposition anté-conciliaire.