L’autel de Saint-Symphorien : une bible de marbre à décrypter
Pourquoi trouvons-nous un autel en forme de sarcophage antique dans le chœur de Saint-Symphorien ? Est-il dû à l'”aura” du martyr Symphorien ou à une patiente recherche, au fil des siècles, sur le “martyre” en lien avec l’Eucharistie ? Comment nous prépare-t-il à la venue du Christ, temps de l’Avent ?
Autel-sarcophage de Saint-Symphorien
Ce sont les paroissiens qui offrent cet autel-sarcophage (265x98x85) réalisé en marbre blanc, en 1859, par le sculpteur Aimé Millet. Les artistes de cette époque suivent avec grand intérêt les fouilles qui, dans les catacombes romaines[iv], connaissent un nouvel essor grâce aux progrès de l’archéologie. On découvre de nombreuses fresques, des sarcophages, des inscriptions et symboles gravés dans le marbre…
Aux premiers siècles, on déposait, dans des sarcophages de marbre, le corps des martyrs reconnus pour leur foi et vénérés. Placés dans les basiliques érigées sur le lieu de leurs martyres, les sarcophages devenaient autels. Si bien que l’Eucharistie célébrée sur ces tombeaux-autels unissait le martyr à son Seigneur mort et ressuscité. Il en était devenu le Corps comme l’exprime si bien saint Augustin[v]. Ce rite est à l’origine de l’implantation, sous la pierre d’autel, de reliques de saints vénérés dans l’église. [C’est ainsi que l’évêque d’Autun offrira des reliques de saint Symphorien pour être scellées sous la pierre d’autel de la nouvelle église.]
Il est vraisemblable que ce fut dans cet élan et afin d’œuvrer en continuité avec la mémoire de saint Symphorien et avec le plan basilical déjà adopté que le sculpteur choisit de faire un autel en forme de sarcophage antique, tel qu’on en trouve aujourd’hui encore à Rome, Ravenne, Arles, etc.
Quatre pères de la foi entourent le Christ
L’autel de Saint-Symphorien comporte cinq niches. Le Christ “Salvator mundi”, sauveur du monde, placé dans la niche du centre, est entouré à sa droite d’Aaron et d’Abel, à sa gauche d’Abraham et de Melchisédech.
Le choix d’Abel, d’Abraham et de Melchisédech est certainement lié au fait qu’ils sont cités, après la Consécration, dans la première Prière Eucharistique[vi] : « Et comme il t’a plu d’accueillir les présents d’Abel le Juste, le sacrifice de notre père Abraham, et celui que t’offrit Melchisédech, ton grand prêtre, en signe du sacrifice parfait, regarde cette offrande avec amour et, dans ta bienveillance, accepte-la ». Cette prière est tirée de l’Epître aux Hébreux qui voit en eux nos “pères dans la Foi” (Hb1,1)
- Aaron est le seul des quatre à ne pas être cité dans la première Prière Eucharistique. La raison de sa présence, à cet endroit, est sans doute due au fait que c’est à gauche de l’autel, que le prêtre encensait et lisait l’Evangile avant Vatican II. Aaron est l’ancêtre de la classe sacerdotale des prêtres. Il est le type du grand prêtre, appelé par Dieu pour offrir les dons et les sacrifices pour le péché (He 5). Il est l’intercesseur qui réconcilie les hommes avec Dieu
- Abel est le type[vii] du juste persécuté. Sa mort, la première de la Bible, est un fratricide. « Le cri de son sang monte de la terre et crie vers Dieu » (Gn 4,10 et He 11,4)
- Abraham : sa vie est entièrement orientée par sa foi totale en Dieu. Quand il entend Dieu lui demander de sacrifier son fils, il obéit tout en étant le premier homme à penser que ” Dieu était capable même de ressusciter les morts et il retrouva ce fils, ce qui avait un sens pour l’avenir” (He11,19). Un ange arrête en effet la main du père et montre un bélier à sacrifier (Gn 22).
- Melchisédech est ce mystérieux roi-prêtre qui bénit Abraham en lui apportant du pain et du vin (Gn14,18-19). Roi de justice et de paix, il n’a ni ancêtres, ni commencement d’existence, ni fin de vie : ” Voilà le prêtre qui demeure à jamais vraie figure de Dieu” (He 7,3)
Par leurs actes et leurs paroles ces géants, qui ont annoncé Jésus-Christ, sont nos “aînés” (He 11,1) dans la foi. Ils sont morts sans avoir vu accomplies les prophéties du Premier Testament, mais leur foi a anticipé la réalité des choses à venir. Le sculpteur les a placé autour du Christ “Sauveur du monde” pour souligner leur unité dans l’Alliance.
Leurs attributs sont eux-aussi significatifs de leur rôle dans le Premier Testament. Ils annoncent la liturgie eucharistique :
- Aaron fait monter l’encens vers Dieu : “Que ma prière monte vers toi comme l’encens“(Ps 141,2). Les douze pierres précieuses de son pectoral représentent les tribus d’Israël et soulignent que le grand prêtre célèbre au nom de tous, pour tous.
- Abel tient l’agneau du sacrifice.
- Abraham tient, par la corne, le bélier qui sauve Isaac de la mort.
- Le pain et le vin apportés par Melchisédech préfigurent le pain et le vin eucharistiques.
Les motifs des pilastres s’inspirent des catacombes
- épis de blé et grappes de raisin sont les “fruits de la terre et du travail de l’homme” présentés à l’autel au début de la Liturgie eucharistique.
- les deux colombes évoquent peut-être les offrandes des pauvres (Lv5,7). Plus couramment la colombe qui revient à l’Arche avec “une petite branche d’olivier toute fraîche dans le bec “(Gn8,1) signifie que la vie renaît après le déluge et la mort.
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Les deux pilastres sont surmontés par le Chrisme, monogramme du Christ, constitué des deux premières lettres (chi et rho) entrelacées de son nom en grec. Le chrisme est ici, comme très souvent, entouré des lettres Alpha et Oméga, première et dernière lettre de l’alphabet grec. “Je suis l’alpha et l’oméga dit le Seigneur Dieu, Celui qui est, qui était et qui vient, le Maître de l’Univers “ (Ap 1,8). C’est la signature du Christ apposée sur l’autel.
“Salvator Mundi”
Jésus ” Sauveur du monde”, selon l’inscription au-dessus de sa tête, est assis au centre, tenant sa croix, non pas une croix glorieuse comme on en voit dans le premier art chrétien, non pas, non plus, une croix-gibet qui occulterait la Résurrection. Il tient une croix si simple qu’elle ouvre une autre lecture : peut-être est-elle la croix qui unit verticalement le ciel à la terre et horizontalement tous les hommes entre eux, la croix qui unit humiliation et gloire, la croix pascale devant laquelle le centurion romain a pu dire “Vraiment celui-ci était fils de Dieu“. Elle est le “Signe” du Christ “Sauveur”.
Holocautomata pro peccato non tibi placuerunt tunc dixi ecce venio / Les sacrifices pour le péché ne t’ont pas plu, alors j’ai dit : Voici, je viens.
Ce verset, gravé en lettres d’or, est inscrit juste en-dessous de la table d’Autel. Tiré lui-aussi de l’Epître aux Hébreux (Heb 10,6-7). Il reprend et condense toutes les critiques des prophètes contre les sacrifices sanglants dont la vue et l’odeur dégoûtent Dieu lui-même : ” J’en ai assez de vos sacrifices dit l’Eternel, j’en ai assez des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. Arrêtez vos offrandes qui ne sont pas vraies. Mais qui vous l’a demandé ? ” (Is1, 11)
Il signifie, sans ambigüité, que le seul et véritable sacrifice que Dieu souhaite est l’offrande d’un cœur pur, l’offrande de toute sa vie. Le véritable sacrifice c’est le don de soi.
” Voici je viens ” a été compris comme une annonce de l’Incarnation. Ce verset résonne tout spécialement en ce début d’Avent, mais il dépasse largement les limites d’un temps chronologique. Le Christ vient sans cesse et de tous côtés à la fois, dans les Ecritures, les Sacrements, les images, les rencontres, le silence… Puissions-nous être attentifs et réceptifs à ses venues. Et, qu’à notre tour, nous puissions aussi dire au Christ et à nos frères :”voici, je viens”.
Catherine de Salaberry, Avent 2021
photos B Salaberry
A l’aube de la France chrétienne : saint Symphorien
Saint Symphorien[i] est l’un des premiers martyrs de la Gaule romaine. Né vers l’an 160 à Autun, dans une famille récemment convertie au christianisme, il est baptisé à 12 ans environ et fait de solides études à Autun, considérée comme la nouvelle Rome des Gaules. Aux alentours de l’an 180, il croise, en s’en moquant, un cortège païen célébrant la déesse Cybèle. Il est aussitôt conduit devant le juge romain mais ne veut se dédire. Il est condamné, après procès, à être décapité. Sur le trajet qui le mène au martyre, sa mère, du haut des remparts, lui aurait crié : “Courage mon fils, courage ! Ta vie ne te sera pas enlevée. Elle deviendra vie éternelle”.
La foi chrétienne et le culte des martyrs progressent si vite, en cette fin de second siècle, que Tertullien peut écrire : “Le sang des martyrs est une semence de Chrétiens[ii].”
Création de Montreuil
Un monastère “Saint-Symphorien” est érigé à Autun sur le lieu même de l’exécution de celui que l’on considère comme saint. Au Ve siècle saint Germain en devient abbé. Devenu évêque de Paris, saint Germain fait venir des moines d’Autun pour fonder un petit monastère Saint-Symphorien dans la forêt des Yvelines, à l’est de la butte « Montboron ». Ce petit monastère (monasteriolum en latin) donne son nom au village de Montreuil qui se développe tout autour. Avec les siècles, l’église de ce monastère est plusieurs fois restaurée et reconstruite à proximité du lieu originel.
Eglise Saint-Symphorien actuelle
La dernière de ces églises tombant en ruine, le roi Louis XV, devenu seigneur de “Versailles et Montreuil”, confie, en 1764, à son architecte Louis-François Trouard la charge d’élaborer les plans d’une nouvelle église Saint-Symphorien. L’église Notre-Dame et la cathédrale Saint-Louis viennent juste d’être construites.
Louis-François Trouard, comme beaucoup d’artistes de l’époque, avait fait son voyage en Italie[iii], et mis au goût du jour l’Art Antique. Il dessine un plan basilical qui fait écho à celui des premières églises de Rome construites sur les lieux où étaient morts les martyrs.
Avant même que la décoration intérieure n’ait pu être réalisée, l’église neuve est inaugurée. Mais nous sommes presque à la veille de la Révolution. En ces sombres années, l’église est pillée et saccagée. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que l’église est restaurée et que le culte reprend. La fresque du Couronnement de la Vierge est peinte et un nouvel autel commandé. L’église ne sera consacrée qu’en 1934 par Mgr Roland-Gosselin.
Catherine de Salaberry Avent 2021
photos B Salaberry
Bibliographie générale
- “Saint-Symphorien de Versailles” Livret sur la paroisse 2000
- André GRABAR Le Premier Art Chrétien NRF1966
- Frédéric TRISTAN “Les premières images chrétiennes” Du Symbole à l’icône” II e -VI e Fayard 1996
[i] Grégoire de Tour, mort en 594, “Vies de martyrs”
[ii] Tertullien “Apologétique 50,13″
[iii] “Le voyage en Italie s’est toujours imposé aux artistes comme une étape indispensable pour voir, copier, assimiler les trésors artistiques italiens.” gallica.bnf.fr/dossiers/html/dossiers/VoyagesEnItalie/D2/T2-2-1.htm
[iv] Les catacombes, abandonnées au Moyen-Âge, furent redécouvertes, explorées et étudiées par l’archéologue Antonio Bosio (1575-1629). Un temps oubliées, leurs fouilles reprirent avec le Père Marchi (1795-1860) puis avec Jean-Baptiste De Rossi (1822-1894) fondateur de l’archéologie chrétienne. Ce fut le début d’un grand enthousiasme pour tout ce qui concernait l’Antiquité chrétienne. Dans” Les Catacombes de Callixte” Antoine BARUFFA Histoire Archéologie Foi Editions LEV Cité du Vatican 1992.
[v] Saint Augustin Sermon 272 “Aux Néophytes” Dans “Eucharistie Ichtus Les Pères dans la Foi DDB p.243-245
[vi] La première prière Eucharistique de l’actuel Missel romain reprend le Canon romain célébré jusqu’à Vatican II.
[vii] Le “type’ est la figure annonciatrice, dans le Premier Testament, d’une personne, d’un objet du Nouveau Testament.