Christ pascal à l’église Saint-Antoine, Le Chesnay
Quand la spirale permet d’entrer dans le mystère de la Croix sur le monde ! « Christ en gloire », une œuvre d’Yvonne Argand visible à Saint-Antoine du Chesnay.
Un crucifix moderne dans une église néo-gothique
L’église néo-gothique qui s’élève au Chesnay, au nord de Versailles, a été construite dans les années 1900 et placée sous le patronage de Saint Antoine de Padoue à la demande du pape Léon XIII qui désirait que le culte de ce saint se développe en France comme en Europe.
C’est au moment d’installer le nouvel autel pour correspondre à la réforme liturgique liée au Concile Vatican II (1962-1965) que l’on a réalisé qu’il n’y avait pas de crucifix dans l’église Saint-Antoine. L’ artiste versaillaise Yvonne Argand et ancienne paroissienne du Chesnay a été sollicitée pour le réaliser en 1970. Ce crucifix a été suspendu juste au-delà du nouvel autel, dans l’« Espace de Gloire »[1], où il trouve sa juste place.
Aux Beaux-Arts de Paris, Yvonne Argand de Pierrefeu (1931-2007) a fréquenté l’aumônerie de l’école a été profondément marquée par l’enseignement du Père Couturier, dominicain. Celui-ci cherchait à renouveler l’art chrétien prisonnier des représentations stéréotypées du XIXe siècle. Affirmant le lien entre théologie et beauté, art chrétien et liturgie, il recommandait de faire appel à des artistes vivants et talentueux pour renouveler l’art chrétien[2]. Il fut l’un des principaux acteurs du renouveau de l’art sacré en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Un Christ glorifié
La croix suspendue dans le chœur n’est pas matérialisée, mais elle se lit dans le Christ debout, les bras écartés. Configuré à la croix, il unit le ciel et la terre, il embrasse tout l’univers.
Ce n’est plus le crucifié attaché au bois que nous voyons, même s’il en porte les stigmates. La tête penchée sur sa droite, les bras grand ouverts, les mains libres mais les pieds encore attachés l’un à l’autre par un clou, il ne semble plus soumis à la pesanteur. Il est comme élevé dans un mouvement d’ascension. En plomb martelé recouvert de feuilles d’or, il réfléchit la lumière et évoque la gloire du Ressuscité. Il récapitule ainsi en son Corps la Crucifixion, la Résurrection et l’Ascension. C’est ce qui donne toute sa force et son sens à cette sculpture du Christ glorifié.
Sa gloire se manifeste par la spirale rayonnante remplaçant, ici, la mandorle[3] qui encadrait traditionnellement les Christs romans. La mandorle de gloire évoquait le mystère du Christ à découvrir dans l’amande (dont elle tire son nom) dont il fallait ouvrir la coque. Nous n’avons pas, ici, à casser une coque pour en découvrir le contenu, mais à dérouler le fil d’une spirale.
Spirale(s)
La spirale est un motif que l’on retrouve dans la nature, dans les tourbillons, dans les coquillages, les rinceaux de vigne etc… Dès les plus anciennes civilisations, la spirale orne les pierres funéraires pour exprimer la vie ; elle se répète à l’infini dans l’art celte, dans le triskell …
La spirale « évoque l’évolution d’une force, d’un état… La spirale double symbolise involution ou évolution à partir d’un centre ; la spirale double symbolise les deux sens de ce mouvement : la naissance et la mort ou la mort et la naissance en un être transformé [4] ».
En 1929, un atelier breton d’art chrétien appelé « An Droellenn » (« La Spirale » en breton) a été créé sous la houlette théologique et artistique du Père Couturier. Cet atelier a vivifié l’art chrétien en Bretagne à une époque où il avait perdu beaucoup de sa créativité. Yvonne Argand a sans doute pu découvrir la symbolique de la spirale grâce au Père Couturier.
En regardant le dos de la sculpture, nous voyons la spirale partir des pieds du Christ, puis se resserrer jusqu’à un point qui correspond, sur l’endroit de la sculpture, au côté droit du Christ. Cette spirale ne pourrait-elle pas évoquer la violence des autorités religieuses du Sanhedrin, violence qui se concentre contre le Christ jusqu’à son procès, jusqu’à la crucifixion, jusqu’à sa mort constatée par le coup de lance au côté ?
Et c’est du côté du Christ mort que jailliront le sang et l’eau qui vont initier la spirale de retour, non plus une spirale de violence mais, la remplaçant, une spirale de vie, une source jaillissante en vie éternelle. “En toi se trouve la source de vie” chantait déjà le psalmiste (Ps36,10). Cette source inonde, pour l’éternité, le monde que la violence emplissait.
Ce renversement du mal en bien était déjà annoncé par le patriarche Joseph, pré-figure[5] du Christ. Joseph, à la fin de la Genèse, disait à ses frères qu’il avait enfin réconciliés : “Vous avez voulu me faire du mal, mais Dieu a tourné ce mal en bien, aujourd’hui, en sauvant la vie à un peuple nombreux.” (Gn 50,20)
“L’amour est fort comme la mort”
Le Cantique des Cantiques, qui chante l’amour du bien-aimé pour sa bien-aimée, se conclut (8,6) par ce verset : “L ‘amour est fort comme la mort.” En Christ, l’amour et la mort se sont affrontés et, aux yeux des hommes, la mort a été victorieuse. Et pourtant, du côté ouvert du Christ mort, sortent l’eau et le sang, présents à toute naissance et précurseurs d’une vie nouvelle. L’amour du Christ pour l’humanité, sa bien-aimée, l’emporte sur la mort. La spirale s’inverse en ce « point-origine », le cœur transpercé du Christ où la mort semblait victorieuse.
Changer le mal en bien, la mort en vie, c’est le dessein de Dieu pour l’humanité, comme semblent l’affirmer les deux mouvements superposés et en sens contraires de la spirale double de ce cruficix : de la périphérie du monde au cœur du Christ, puis du cœur transpercé jusqu’aux confins de tout l’univers.
Le visage du Christ
Ce Christ sculpté par Yvonne Argand ne se soucie pas d’académisme, ne s’impose ni par une beauté formelle, ni par des effets spéciaux, ni par des attributs de toute-puissance. Il révèle le visage d’un Dieu qui n’est pas le “Tout-Puissant” que nous nous forgeons, le Tout Puissant qui agirait au-dessus de nous et sans nous. Sa toute puissance est celle du Père, celle du Frère qui respecte notre liberté, nos lenteurs à comprendre, à croire…
Dans un visage grave, interrogateur, intense, ses yeux immenses se posent sur nous comme ils se sont posés sur le jeune homme riche, sur Pierre, sur la foule …
Au cœur de la spirale, comme au cœur du monde, sa silhouette frêle, émaciée, retient notre regard et notre attention. Elle évoque la figure du serviteur souffrant :
“La multitude avait été consternée en le voyant, car il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme ; il n’avait plus l’apparence d’un fils d’homme… Il était sans apparence ni beauté pour attirer nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire. Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien. En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé… Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris.” (Is 52-53)
Ce sont nos souffrances que portent les bras presque squelettiques de ce Christ. Ce sont nos douleurs dont il s’est chargé. Nos douleurs et nos souffrances sont les siennes. C’est ce qui nous le rend si proche.
Conclusion
Ce Christ en déconcerte certains, car sa beauté n’est pas évidente, mais il en attire beaucoup d’autres qui se laissent peu à peu toucher par le mystère qu’il révèle. Pour le Père Couturier « tout artiste vrai est un inspiré » capable de faire résonner les Écritures avec justesse, pour nous faire entrer dans un au-delà qui nous bouleverse. C’est tout l’art de l’artiste qui travaille avec son talent mais aussi avec ses connaissances, ses entrailles, son cœur, sa foi. Son œuvre est unique. Une fois qu’il l’a « livrée », l’artiste s’efface devant le rayonnement et la capacité de suggestion de sa création qui ne lui appartient plus.
Ce Christ pascal de l’église Saint-Antoine nous révèle Celui qui transforme toute haine en amour rayonnant. Il est une représentation permanente au dessus de l’autel de l’anamnèse prononcée en fin de prière eucharistique :
« Gloire à toi qui étais mort
Gloire à toi qui es ressuscité.
Viens Seigneur Jésus »
Catherine de Salaberry, mars 2021
[1] Espace de gloire : espace ouvert, symbolique, situé derrière l’autel. Il signifie que l’espace liturgique n’est pas clos sur lui-même mais ouvert à Celui qui est le Tout-Autre et dont nous attendons la venue : « Maranatha, Viens Seigneur Jésus ».
[2] Art sacré et modernité en France : le rôle du P. Marie-Alain Couturier (opedition.org) https://journals.openedition.org/rhr/7567
[3] Mandorle : forme elliptique qui entoure totalement la figure du Christ et qui symbolise le rayonnement de sa gloire
[4] Dictionnaire des Symboles Bouquins Robert Laffont/Jupiter 1982
[5] Pré-figure, figure : personnage du premier Testament dont la personne, la vie, les enseignements annoncent Jésus-Christ.