Relire le sacrifice d’Isaac à la lumière du vitrail à Montfort-l’Amaury et Coignières
Il est bon au temps du carême, de relire le chapitre de la Genèse qui raconte le sacrifice d’Isaac (Gn 22,1-19). Ces versets, lus à la veillée pascale, nous projettent dans l’Alliance que Dieu tisse patiemment avec les hommes. Dans la lumière du vitrail, nous relirons cette scène en contemplant à Montfort-l’Amaury, une verrière peinte entre 1540 et 1550 et à Coignières, un panneau réalisé par Gabriel Loire.
L’histoire d’Abraham choque la raison et le cœur. Ce récit d’épreuve prend place dans la vie du patriarche exilé et stérile. Quand il croit pouvoir étreindre le bonheur humain d’une descendance en la personne d’Isaac, il voit les promesses de Dieu s’éloigner d’un seul coup. Et c’est Dieu lui-même qui semble écarter la promesse, en le « mettant au test ». Dieu dit en effet : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t-en au pays de Moriyya et là tu l’offriras en holocauste sur la montagne que je t’indiquerai. » (Gn 22,2). Abraham s’exécute sans attendre, comme si la chose allait de soi. Lui qui avait intercédé pour Sodome (Gn 18,20-32) ne risque pas une seule parole en faveur de son fils. Sans détails superflus, le texte avance vers l’holocauste. La tradition juive s’interrogeant sur l’épreuve du patriarche, a mis l’accent sur le consentement d’Isaac qui demande à être lié[1] pour ne pas reculer au moment décisif, ainsi que sur la foi d’Abraham que rien n’a pu altérer. Le Nouveau Testament voit dans le patriarche le modèle du croyant, « espérant contre toute espérance » (Rm 4,18) que Dieu « est capable même de ressusciter les morts » (He 11,19), et d’en conclure : « c’est pourquoi son fils lui fut rendu : il y a là une préfiguration[2]. »
Ainsi, en déplaçant la perspective, la tradition chrétienne donne-t-elle sens à la demande insensée de Dieu : Le Père a sacrifié le Fils pour le salut des hommes. C’est ainsi que la verrière de Montfort-l’Amaury interprète le texte de Gn 22.
A Montfort, un vitrail pour déployer le sens
Les deux lancettes inférieures livrent le sens littéral de l’épisode.
À gauche est illustré le verset 12 : « L’ange lui dit : ‘ Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique.’ » Isaac à genoux détourne les yeux ; il prie. Son visage d’enfant est serein, discrètement souriant : il acquiesce à la volonté divine. Le front plissé d’Abraham, son air grave, traduisent l’effort nécessaire pour obéir. Il crispe sa main sur le couteau – démesuré, tel un sabre. Quel contraste avec la main droite de l’ange, petite et frêle, qui le retient ! Surélevé entre la nuée et Isaac, flamboie le bûcher de l’holocauste, prêt à faire monter la fumée de la victime en sacrifice d’agréable odeur. Ce détail renforce l’urgence de la situation : l’ange est survenu au moment ultime, juste avant qu’Abraham ne porte le coup fatal.
Autre élément au service du dramatisme : la scène qui se déploie dans la lancette droite, souvent omise dans les représentations de Gn 22 et qui illustre le verset 5 : « Abraham dit à ses serviteurs : ‘Restez ici avec l’âne’ ». Non sans effroi, en se retournant, le serviteur voit s’accomplir le drame ; il scrute le regard d’Abraham, comme pour tenter de comprendre un geste que ne peut expliquer la raison.
Comment comprendre en effet ?
La clef du sens est à trouver dans les autres espaces de la fenêtre, la mandorle et les ajours au registre supérieur. Encadrant la mandorle où le Père siège dans la gloire, deux phylactères sur fond rouge confirment la leçon à retenir de l’épreuve d’Abraham : à gauche, un verset de Paul (Rm 1,17) : « le juste vit par la foi » ; à droite, un extrait de Jn2,23, citant la Genèse (15,6), que l’on déchiffre bien malgré les abréviations et les parties cachées : « Abraham crut en Dieu et cela lui fut compté pour justice, et [on l’appela] ami de Dieu ». Tel est le sens moral du sacrifice. Il reste à en discerner le sens allégorique, suivant lequel les personnages de l’Ancien Testament préfigurent le Christ de manière voilée.
Au-dessus de la scène, Dieu le Père, coiffé par la triple couronne et couvert de pourpre, suivant la représentation habituelle de l’époque, regarde fixement la Croix, évoquée aussi par les anges, tout en haut, qui portent des instruments de la Passion : les fouets[3] et la colonne qui servirent à la Flagellation (Jn 19,1). Cet ensemble nous parle d’une autre paternité et d’un autre sacrifice : le Père « n’a pas épargné son fils » (Rm 8,32) ; le sacrifice d’Isaac annonce le sacrifice du Christ qui « a effacé le billet de la dette qui nous accablait […] il l’a annulé en le clouant à la Croix » (Col 2,14)[4].
L’annonce du sacrifice du Christ n’est complète que si l’on prend en compte le verset du dénouement du sacrifice d’Isaac : « Abraham leva les yeux et vit un bélier retenu par les cornes dans un buisson » (Gn 22,13). L’animal sera tué en substitution d’Isaac. Le voici, auprès d’Isaac et partiellement caché par l’enfant, comme s’il attendait son heure. Aussi discret, aussi faible que la main de l’ange retenant le couteau, il est le signe de l’action de ce Dieu qui se montre à Élie dans « un fin bruit de silence » (1 R 19,13) et qui s’incarne en Jésus, né dans une étable et crucifié comme un malfaiteur.
Un vitrail énigmatique : l’Abraham de Coignières
Tout autre est la démarche de Gabriel Loire (1904-1996). Dans l’ensemble de vitraux qu’il réalise entre 1974 et 1975 pour l’église Saint-Germain de Coignières figure une verrière évoquant chronologiquement l’histoire du salut depuis Adam jusqu’au Christ en six panneaux qui se lisent de bas en haut et de droite à gauche : l’homme et la femme chassés du jardin, Noé, le sacrifice d’Isaac, Moïse et les tables de la Loi, David, le Christ baptisé au Jourdain. En fond de paysage, courant d’un panneau à l’autre, « se profile, en figurines sombres à peine visibles, la longue histoire du peuple de Dieu en marche[5] ».
La situation n’est pas envisagée de la même manière qu’à Montfort-l’Amaury. Sur la gauche du panneau consacré au sacrifice d’Isaac, on identifie le bélier couché à terre. La tache rouge où dansent des flammes, représente le brasier de l’holocauste. À droite, debout, Abraham et Isaac se regardent avec intensité. Les visages sont empreints d’une profonde gravité. Ni ange, ni couteau. Comment interpréter ce silencieux face-à-face ? On se demande en premier lieu quel moment de la scène l’artiste a choisi de représenter : s’agit-il d’un arrêt sur image avant la ligature d’Isaac ? Ou du moment qui suit l’annonce de l’ange et précède la mort du bélier ?
Si ce face-à-face a lieu avant la ligature, le regard échangé traduit alors la profonde unité entre père et fils et illustre un assentiment commun, dans la logique du texte biblique[6]. Cette hypothèse peut être dépassée en projetant notre regard vers l’arrière-plan : les colonnes humaines venues des quatre points cardinaux figurent « toutes les nations de la terre » (Gn 22,18), la descendance d’Abraham, « père de la multitude » (Gn 17,5). La scène se déroule donc après que « son fils lui fut rendu » (Hb 11,19). Mais Gabriel Loire invite à lire plus qu’une légitime tendresse de père dans ce face-à-face. S’esquisse la perception par les deux personnages d’un mystère qui les dépasse.
Quelque chose se déroule derrière eux, qu’ils ne voient pas, eux qui annoncent la réalisation des promesses : l’humanité marchant vers la lumière pour s’en laisser illuminer. L’image du cercle solaire vers qui convergent tous les peuples figure la Lumière du Christ. La perspective typologique est bien présente : Isaac et Abraham sont l’ombre du Père et du Fils unis dans le projet du salut par la Croix et la silhouette encapuchonnée de nuit illustre ce qui adviendra au Fils, reposant trois nuits dans le tombeau.
Résonnent les paroles de Jn 10,17-18 : « le Père m’aime : parce que je donne ma vie, pour la recevoir de nouveau. Nul ne peut me l’enlever : je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, j’ai aussi le pouvoir de la recevoir de nouveau : voilà le commandement que j’ai reçu de mon Père ».
Ainsi, d’un siècle à l’autre, en différents langages, les vitraux de Montfort et de Coignières méditent, au-delà du sacrifice d’Isaac, le salut qui s’accomplit dans la Pâque du Christ. Comment ne pas revenir une fois encore au Moriah, ce mont du sacrifice d’Isaac où se construit la préfiguration du sacrifice plénier ? Au terme de Gn 22, la montagne de l’épreuve est dotée d’un nouveau nom : « Le-Seigneur-voit » ; Dieu a vu la foi d’Abraham. Mais « On l’appelle aujourd’hui : ‘Sur-le-mont-le-Seigneur-est-vu.’ » (v.14). De fait, aujourd’hui ,Dieu se donne à voir en son Fils donné :
Amour infini de notre Père,
Suprême témoignage de tendresse,
Pour libérer l’esclave, tu as livré le Fils !
Ces mots de l’Exultet résonneront dans la nuit de Pâques quand « se lèvera l’astre du matin, celui qui ne connaît pas de couchant, le Christ ressuscité revenu des enfers, qui répand sur les hommes sa lumière et sa paix ».
Marie-Christine Gomez-Géraud
Février 2021
Photos N Lockhart
Références documentaires
- Paul Beauchamp, « Abraham : ligature et dénouement », Cinquante figures bibliques, Paris, Seuil, 2000, p. 28-31
- Jean Daniélou, « La typologie d’Isaac dans le christianisme primitif », Biblica, 28, n°4, 1947, p. 363-393
- Marie-Christine Gomez-Géraud, in S. Parizet, La Bible dans les littératures du monde, Paris, Cerf, 2016, entrées « Abraham », t. I, p. 16-32 et « Isaac », t. I, p. 1183-1187 ; « Abraham et Isaac : sacrifice ou pas ? De la lecture à la lettre du texte », Mythes sacrificiels et ragoûts d’enfants, Clermont-Ferrand, PUBP, 2012, p. 23-36.https://www.academia.edu/20663183/_Une_terrible_boucherie_Autour_de_quelques_relectures_du_sacrifice_dAbraham_Gn_22_
- André Wénin, Isaac ou l’épreuve d’Abraham, Bruxelles, Lessius, 1999
[1] La ligature d’Isaac, ou aqédah, occupe une place importante dans la liturgie de Rosh Ha-shana (le Nouvel an). Le deuxième jour de la fête, on lit ce passage de la Tora qui a donné naissance à un genre littéraire à partir du Moyen Âge, les aqedot, où s’expriment les conflits intérieurs des parents d’Isaac.
[2] Le grec dit : parabolè. En dehors des évangiles, le terme apparaît dans le NT seulement dans la lettre aux Hébreux (9,9) pour désigner les sacrifices de l’Ancienne Alliance, figures du sacrifice du Christ.
[3] Là encore la tradition iconographique explique la présence des deux instruments : les verges et le flagrum. Voir pour exemple la gravure de Dürer (1512) : https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b69511991
[4] Un détail du texte de la Genèse avait été interprété dans ce sens figuré dès l’évangile : Isaac porte le bois de l’holocauste (Gn 22,6 b) comme le Christ portera sa Croix (Jn 19,17). Voir Jean Daniélou, « La typologie d’Isaac dans le christianisme primitif », Biblica, vol. 28, n°4, 1947, p. 363-393.
[5] Catherine de Salaberry, « À Coignières, Noé figure du Christ ressuscité ». Consultable à l’adresse : https://www.catholique78.fr/2018/03/23/noe-figure-christ-ressuscite-coignieres/
[6]. Alors qu’Isaac vient de s’étonner de l’absence de l’agneau pour l’holocauste (Gn 22, 7-8), le verset 8b ajoute ce détail « ils s’en allaient tous deux uniment ». La traduction liturgique du mot yardav par « ensemble » est faible. Je retiens ici la proposition d’A. Wénin, qui souligne le consentement commun.