Une adoration des mages à Saint-Martin de Guerville
La petite église Saint-Martin de Guerville renferme un trésor de la peinture classique française : L’Adoration des Mages de Frère Luc, peintre franciscain récollet (1614-1685).
Cette composition monumentale (4,1m x 3,2 m) délivre, dans un style très orné, une lecture du récit figurant en quelques versets dans l’évangile selon saint Matthieu (2, 9-11)
Après avoir entendu le roi, [les mages] partirent. Et voici que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient les précédait, jusqu’à ce qu’elle vienne s’arrêter au-dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant. Quand ils virent l’étoile, ils se réjouirent d’une très grande joie. Ils entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère ; et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents : de l’or, de l’encens et de la myrrhe. (Mt 2, 9-11)
Claude François, en religion frère Luc [1], a sans doute brossé cette œuvre monumentale pour l’église des Récollets de Saint-Germain, où elle devait être placée derrière le maître-autel. Le peintre est un religieux ; les scènes qu’il compose doivent servir à l’édification des fidèles. Dans cette perspective, il soigne chaque détail, aussi bien dans la gestuelle des personnages que dans les objets qui les caractérisent. Plus encore qu’une évocation de la rencontre entre les nations et le Christ, l’œuvre peut être lue comme une hymne à Celui qui a dit « Je suis la Lumière du monde » (Jn 7,12).
Un tableau foisonnant
« De l’Egypte arriveront des étoffes somptueuses ; l’Éthiopie viendra vers Dieu les mains pleines » (Ps 67,32)
L’œil contemporain habitué à des formes simples et stylisées est un instant perturbé par ce tableau foisonnant. Pourtant, l’organisation en est plus rigoureuse qu’elle ne paraît au premier abord. Dans la partie gauche, se pressent des personnages, cependant que la partie droite, plus dépouillée, met en valeur la Sainte famille.
Chaque zone du tableau a été travaillée en vue d’un message. À gauche, suivant un arc de cercle, s’ordonne la visite des mages, ici présentés comme des rois conformément à la tradition[2]. La verticalité des éléments est pleine de sens : sur le sol sont déposés des objets renvoyant à la richesse, au pouvoir et à la science.
Dans la zone céleste, un ange couvre de son aile les voyageurs, suivant le modèle de l’Ange gardien qui se développe au XVIIe siècle : d’une main, il guide l’homme au turban ; dans l’autre, il tient une baguette[3].
Dans la zone supérieure gauche du tableau, une ouverture pratiquée dans le rocher ménage la profondeur nécessaire pour évoquer, en quelques détails, la caravane des mages venus des lointains : l’on aperçoit des lances levées, deux chameaux – dont l’un est barbu – et un char doré, cependant que le ciel diffuse la pâle lueur du jour qui se lève.
Toutes les nations viendront et se prosterneront devant lui
Il ne suffit pas à Frère Luc d’évoquer les trois mages ; chaque zone vide est comblée d’une présence humaine, de plus ou moins grande importance. C’est ainsi non plus trois personnes et leurs serviteurs, mais une foule qui semble venir à la rencontre de l’Enfant Jésus. L’adoration des mages est véritablement ici épiphanie pour le monde.
Une scénographie de la rencontre
Quel contraste avec la partie droite du tableau ! Sur le fond obscur de la roche où l’on aperçoit une maison se détache la Sainte famille, mise en relief par sa position sur un emmarchement minéral. Frère Luc choisit de représenter Marie debout, contrairement à la tradition picturale qui installe dans les Adorations des mages une Vierge assise en majesté, montrant le Sauveur. La gestuelle sert le projet du peintre qui brosse des personnages portés par un élan intérieur pour être jusque dans leur corps, louange au Dieu vivant.
Au centre exact de la composition, l’Enfant soutenu par le bras gauche de saint Joseph repose sur les bras de sa mère qui l’offre au regard des visiteurs. Le Verbe fait chair apparaît dans une faiblesse émouvante : Jésus est enveloppé dans des langes qui entravent ses bras[4] ; il est totalement livré au monde. Lui qui reçoit les présents des mages, est le Présent offert à chacun.
Et devant cet enfant, Sagesse inouïe de Dieu, viennent se prosterner les savants de ce monde. Frère Luc a travaillé le moindre détail : aucun objet n’est là à des fins décoratives. Ainsi, près du jeune mage prosterné gisent la couronne, symbole des pouvoirs de ce monde et la sphère armillaire, outil d’astronomie qui représente l’espace céleste. Elle symbolise le savoir humain devenu inutile au terme de la route quand apparaît la Sagesse divine. Le vieux mage, lui aussi, a dépouillé sa tête de la couronne qu’il portait.
L’on reste fasciné par le faste des vêtements des étranges visiteurs, déposant un plateau de pièces d’or et deux pots à parfum : l’un d’eux est déposé aux pieds du jeune mage ; on aperçoit l’autre dans les mains du serviteur africain, rempli d’un encens qui répand sa fumée[5]. La splendeur des perles et des pierreries qui relèvent la parure du mage à la peau foncée est une métonymie de la prophétie d’Isaïe : « Les trésors d’au-delà des mers afflueront vers toi, vers toi viendront les richesses des nations » (Is 60,4).
Mais ces richesses ne sont pas seulement matérielles : elles concernent aussi la science. Le manteau du vieux mage est rehaussé des figures du zodiaque. Celui du jeune homme prosterné aux pieds du Christ n’est pas orné d’un motif décoratif, mais de caractères d’écriture étranges, comme on en voit dans les traités polyglottes de l’époque. Indéchiffrables pour nous, ils attestent néanmoins le savoir humain du mage ici abîmé dans une adoration profonde, front au sol et mains jointes.
Le Christ « lumière pour éclairer les nations » (Lc 2,32)
Le prophète Isaïe l’avait écrit : « Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois, vers la clarté de ton aurore » (Is 60,3). En peintre confirmé, Frère Luc a su mettre la lumière au service de son projet didactique. La lumière ou les lumières ? En premier lieu, bien discrète, apparaît la lumière de ce monde, celle qui scande les jours et les nuits, à gauche en haut du tableau. Le jour se lève : comme il apparaît pâle en contraste de l’étoile d’une blancheur éblouissante qui occupe une place éminente ! Le spectateur pense au verset évangélique : « l’astre qu’ils avait vu à son lever les précédait jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant » (Mt 2, 9). La lumière issue de l’étoile vient désigner le tout-petit, mais elle ne vient pas jusqu’à lui, comme si elle était arrêtée par une lumière plus puissante, celle de Dieu fait enfant, « Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu ». La joie resplendit sur les visages qui contemplent Jésus. Joseph, homme jeune[6] qui ressemble aux Christs de Frère Luc[7], désigne le Mystère et le proclame. Cet enfant qu’il reçoit et dont il accompagnera les pas jusqu’à ce qu’il soit adulte, c’est le Fils du Très-Haut, le Messie annoncé. C’est pourquoi, le bras levé, Joseph montre le Ciel : « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire ».
Le Christ, Lumière des nations, Lumière éternelle et incréée, resplendit au milieu des hommes. La joie de Noël resplendit dans l’Épiphanie. Puissions-nous la partager et en vivre.
Marie-Christine Gomez-Géraud
Photos Denis Gillet, décembre 2020
[1] Élève de Simon Vouet, il entre en religion en 1641 et continue à se consacrer à la peinture essentiellement religieuse, même si l’on connaît de lui des portraits et une scène mythologique (Achille et Ulysse quittant Scyros). Il collabora avec Nicolas Poussin pour la décoration des plafonds du Louvre. En 1670-1671, il se trouve à Québec où il laissera un certain nombre de tableaux. Une partie de ses œuvres est conservée à Châlons-en-Champagne où il demeura quelques années, dans le couvent des Récollets.
[2] Matthieu en effet ne parle pas de rois mais de magoi, donc des sages, capables de se livrer à la science d’astronomie. Cette dénomination est aussi à mettre en relation avec le Ps 71, lu le jour de l’Épiphanie : « Les rois de Tarsis et des îles apporteront les présents. Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande. Tous les rois se prosterneront devant lui ». Depuis les Excerptiones de Bède le Vénérable (VIIIe siècle), on a pris l’habitude de les représenter sous la physionomie de trois rois venus des trois parties du monde connues à l’époque (Asie, Europe, Afrique). Ils figurent aussi les trois âges de la vie humaine (jeunesse, maturité, vieillesse). Ainsi l’humanité tout entière s’agenouille aux pieds de Jésus sauveur.
[3] Le motif est original. S’agit-il d’une réminiscence des visions d’Ézéchiel où l’homme qui guide le prophète tient un cordeau et une canne à mesurer (Ez 43,3) ? Ici, elle permet peut-être de désigner le chemin à suivre.
[4] Ce n’est pas le parti retenu dans La Nativité conservée à l’église Saint-Michel de Lesneven, ni dans La Fuite en Égypte de La Chapelle-la-Reine (1647), où l’Enfant apparaît totalement nu, saisi en plein mouvement.
[5] Or, encens, myrrhe : Depuis les Pères de l’Église, ces présents sont le signe de la royauté (or), de la divinité (encens) et de la mort à venir (myrrhe).
[6] Le Moyen Âge a représenté Joseph sous les traits d’un vieil homme. C’est à partir du XVIIe siècle que le modèle iconographique évolue : l’époux de Marie apparaîtra désormais dans la force de l’âge. Dans le même temps et sous l’influence du Carmel se développe son culte.
[7] Voir l’Ecce homo conservé dans l’église d’Avernes (95) qui présente les mêmes caractéristiques physiques.
Références documentaires
Livres et articles :
- Francesco Chiovaro, Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, Paris, Hachette, 1988, p. 222-225 pour Joseph et p. 226-228 pour les mages.
- Odoric-Marie Jouve, Dictionnaire biographique des missionnaires récollets en Nouvelle-France, Bellarmin, 1996, p. 449-454.
- Denis Lavalle, « Un chef-d’œuvre de Frère Luc : ‘L’adoration des mages’ de Guerville », Revue de l’Art, 1993, n°99. p. 81-82.
- Gérard Morisset, La Vie et l’œuvre du Frère Luc, Québec, 1944.
Sites internet :